Économie

D’accord avec Trudeau

Paul Krugman et Kenneth Rogoff ne sont pas souvent d’accord. Mais les deux économistes-vedettes s’entendent au moins sur les bienfaits du programme économique de Justin Trudeau, qui propose des déficits pendant trois ans ainsi que des baisses d’impôt pour la classe moyenne et des hausses d’impôt sur les revenus annuels supérieurs à 200 000 $.

« Sa politique fiscale et ses autres politiques sont très centristes, dit Kenneth Rogoff, professeur d’économie à Harvard et ancien économiste en chef du Fonds monétaire international, en entrevue à La Presse. Ça correspond à ce que le FMI et les économistes recommandent depuis des années : investir dans les infrastructures. Les montants sont très modestes, ça a beaucoup de sens. Dépenser sur des infrastructures productives n’est pas la même chose que de simplement augmenter les dépenses du gouvernement en biens et services. »

Ce soir à Montréal, Kenneth Rogoff et Paul Krugman croiseront le fer lors d’un débat face à face – leur premier en carrière. Le plan économique de Justin Trudeau ne risque pas de donner lieu à de grandes envolées oratoires. En entrevue à La Presse la semaine dernière, Paul Krugman appuyait aussi le plan du premier ministre désigné du Canada. « Les libéraux ont rejeté le fétichisme des budgets équilibrés, dit Paul Krugman, qui espère que l’élection de Justin Trudeau sera une « leçon » pour les partis politiques de centre gauche en Occident.

S’il estime que le Canada est « relativement bien géré », Paul Krugman se méfie d’une bulle immobilière et du surendettement des Canadiens. « Vous devez vous préoccuper d’un choc du prix des ressources et aussi de ce qui a tout l’air d’une situation problématique : une bulle immobilière et un niveau élevé d’endettement des ménages », dit-il.

« Le Canada entre dans la zone où les États-Unis ont été il y a quelques années. C’est important que le gouvernement appuie l’économie et n’obsède pas sur les déficits ou des risques d’inflation hypothétiques. »

— L’économiste Paul Krugman

TENSIONS ET DIVERGENCES

« Il [Rogoff] est un peu fâché », reconnaît Paul Krugman. « Je suis seulement à droite à côté de Krugman », lance Kenneth Rogoff.

Le ton pour le premier débat face à face de leur carrière, qui aura lieu ce soir à Montréal devant l’auditoire de l’organisme CFA Montréal, est lancé. L’économiste porte-étendard de la gauche américaine contre le professeur de Harvard qui prétend que l’endettement trop élevé d’un pays ralentit sa croissance.

Ils se connaissent depuis leurs études doctorales au MIT dans les années 70. Leur rivalité a toutefois monté d’un cran depuis la dernière crise financière. Et d’un autre cran depuis la découverte d’une erreur de calcul – corrigée par la suite – dans l’un des articles de Kenneth Rogoff concluant que les pays dont la dette atteint 90 % de leur PIB avaient une croissance économique moins grande.

« Au cours des dernières années, il [Paul Krugman] a décidé de s’engager dans une campagne de salissage contre moi et je n’ai pas répliqué. C’est un commentateur politique polémiste », dit Kenneth Rogoff, qui rejette l’étiquette d’économiste de droite.

Conseiller économique du candidat républicain John McCain en 2008, Kenneth Rogoff dit avoir ensuite été courtisé par l’administration Obama.

« On me l’a offert, j’aurais clairement été à l’aise au sein de cette équipe, mais je voulais rester à Harvard. J’essaie de garder mes écrits au centre, un endroit où on se sent plutôt seul dans notre contexte politique. »

— L’économiste Kenneth Rogoff

Les deux économistes – tous deux membres du Groupe des Trente, un prestigieux groupe consultatif en économie internationale – ne manquent pas de points de divergence. « Nos travaux sont relativement similaires, mais nos conclusions en politiques publiques sont très différentes, résume Paul Krugman. Pour des raisons que je ne comprends pas complètement à ce stade, il est très négatif en matière de politique fiscale à un moment où c’est inapproprié. »

DÉBAT SUR L’AUSTÉRITÉ

Par ses écrits dans le New York Times, Paul Krugman est devenu l’un des porte-étendards mondiaux de la lutte aux politiques économiques d’austérité et aux déficits zéro. « Ce n’est pas clair que zéro est le bon chiffre [de déficit] à long terme, dit-il. Avec une économie en croissance et un peu d’inflation, vous pouvez avoir des déficits perpétuels et avoir le même ratio dette/PIB. Le Canada a un déficit plutôt petit et n’a pas de problème d’endettement public. »

« S’il y a un choc comme ce fut le cas aux États-Unis, les déficits peuvent durer quatre ou cinq ans. L’objectif, c’est toujours de réduire la dette quand l’économie va bien et de stimuler l’économie quand elle va moins bien. »

— Paul Krugman

Le débat sur l’austérité sera l’un des sujets abordés ce soir. N’ayant pas pris connaissance des chiffres récents du Québec, M. Krugman s’est abstenu de commenter les politiques du gouvernement Couillard, qui entend limiter la hausse des dépenses (excluant le service de la dette) à 1,5 % en 2015-2016 et 1,9 % en 2016-2017 après une hausse de 2,9 % en 2014-2015. Kenneth Rogoff estime que le Québec doit diminuer de façon générale son niveau d’endettement. « C’est une question de gestion de risque pour le Québec, dit-il. Les taux d’intérêt sont bas actuellement, mais vous ne savez jamais où le monde sera dans cinq ou dix ans. Si vous laissez votre dette augmenter, ça devient une question ouverte à savoir combien d’espace fiscal il vous reste. »

PAUL KRUGMAN

• Prix Nobel d’économie en 2008

• Chroniqueur économique au New York Times

• Professeur à Yale, au MIT et à Stanford, à Princeton et maintenant professeur émérite du Centre d’études sur les revenus à la City University de New York

• Membre du Groupe des Trente

• Auteur d’une dizaine de livres destinés au grand public, dont The Conscience of a Liberal et End This Depression Now !

• Il a servi au sein du Conseil des conseillers économiques de l’administration Reagan

• Grand amateur de science-fiction. Sa dernière visite à Montréal était d’ailleurs pour une conférence de science-fiction. A-t-il hâte au prochain film de Star Wars ? « Non, j’aime les vieux films originaux, dit-il. Je n’ai pas aimé les nouveaux films. La plupart du temps, il y a trop d’effets visuels, mais pas assez d’idées. »

KENNETH ROGOFF

• Professeur d’économie à Harvard

• Ancien économiste en chef du Fonds monétaire international

• Membre du Groupe des Trente

• Coauteur, avec Carmen Reinhart, de This Time Is Different, un livre sur les crises financières

• Conseiller économique de John McCain lors de sa campagne à la présidence en 2008 

• Il a déjà été classé parmi les 50 meilleurs joueurs d’échecs au monde et a obtenu le titre de grand maître d’échecs. Durant ses dernières années à l’école secondaire, il jouait essentiellement aux échecs sur la scène internationale.

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